Haut Conseil à l’Egalité : La diplomatie féministe à l’épreuve de la pandémie – Le Monde, DEMAIN

Tribune : Où sont les femmes ? Par Jocelyne Adriant-Mebtoul, présidente de la CLEF, publiée dans Le Monde le 16 mai 2020
16 mai 2020
Tribune libre – Michèle Baron Bradshaw
2 juin 2020

Haut Conseil à l’Egalité : La diplomatie féministe à l’épreuve de la pandémie – Le Monde, DEMAIN

HCE

La France promeut depuis 2018, à l’instar de la Suède et du Canada, une « diplomatie (ou politique étrangère) féministe », destinée à « mener partout et tout le temps le combat de l’égalité », en priorité dans un cadre multilatéral où nombre d’Etats tentent de s’affranchir de leurs engagements internationaux en matière d’égalité et de droits des femmes.

Mener une diplomatie féministe, qui place l’égalité femmes-hommes, la liberté et les droits des femmes au coeur de la politique étrangère, est déjà en temps « normal » une gageure, tant des intérêts politiques, économiques, culturels, idéologiques, religieux s’efforcent de la combattre. En temps de pandémie, la tentation est encore plus vive de la considérer, dans l’urgence, comme un enjeu non essentiel et de la reléguer à un rang subalterne. Ce serait une erreur. Mener une « diplomatie féministe » est aujourd’hui plus que jamais nécessaire, tant du point de vue de la justice que de l’efficacité, en particulier pour la structuration à plus long terme de sociétés plus égalitaires et plus résilientes.

Le HCE partage le diagnostic posé par des associations, des ONG, des institutions internationales, les pouvoirs publics et nombre d’acteurs de la société civile. L’épidémie de Covid-19, et les périodes de confinement, jouent comme une loupe sur la situation d’une très grande partie des femmes, dans le monde entier, même si ces situations ne sont pas toutes équivalentes. Les autres vigilances égalité du HCE en témoignent. Au niveau international, ainsi que l’indique le Secrétaire général des Nations unies début avril, les droits acquis sont menacés ou risquent de l’être : droits sexuels et reproductifs (droit à l’IVG, droit à la contraception…), mais aussi droit à l’éducation, dont la remise en cause entraîne également dans certaines parties du globe des risques de mariages et de grossesses précoces.

Le HCE tient également à souligner les analogies entre la pandémie actuelle et les situations de conflit violent qui sont l’objet de résolutions, comme la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies (première des résolutions dites « Femmes, Paix et Sécurité »), dont doit être célébré, cette année, le 20ème anniversaire. Depuis 20 ans, l’agenda « Femmes, Paix et Sécurité », que la France a traduit en un plan national d’action (le 3ème plan national d’action devant être adopté cette année) exhorte les Etats à impliquer les femmes, dès les premiers moments, à la co-construction des sorties de crise, aux négociations des accords de paix et à la reconstruction, et à prendre en compte leurs besoins spécifiques. Les réponses à la pandémie Covid-19 doivent en tenir compte et intégrer les femmes et une perspective de genre, à part entière et dès l’origine, dans la formulation des sorties de crise.

Le HCE se félicite, à cet égard, de l’adoption par le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, le 6 mai 2020, à la suite de l’appel du Secrétaire général des Nations unies et d’ONU Femmes, de la « Déclaration conjointe sur la protection des droits et de la santé sexuels et reproductifs et la promotion de l’égalité des genres dans la crise du Covid-19 », signée par les représentant.es de 54 Etats et reconnaissant que « la participation, l’exploitation du potentiel et les mesures de protection des femmes et des filles doivent être au centre des efforts de réponse ». Reste à ce que cette déclaration soit maintenant traduite et mise en oeuvre dans l’ensemble des réponses internationales à la crise.

Cinq principes

La mise en oeuvre d’une politique étrangère féministe en temps de pandémie doit s’adosser à quelques principes fondamentaux. Citons-en cinq :

*L’égalité et la liberté des femmes sont des principes politiques universels qui ne sont pas négociables et qui ne peuvent être considérés comme un front secondaire, ni sur une scène nationale ni sur une scène internationale, bilatérale ou multilatérale.

*Une approche des situations, des problèmes et des éventuelles solutions sous un angle neutre est en réalité le plus souvent une approche qui ne prend pas à compte la situation des femmes et des filles. Il convient donc d’introduire systématiquement le prisme du genre dans l’analyse et la construction des réponses à la crise, qu’elles soient immédiates et d’urgence, ou de plus long terme, et ce quel que soit le domaine concerné : santé, économie, aide humanitaire… Cela passe notamment par l’utilisation de statistiques et de données sexuées, afin d’une part, de mesurer l’impact de la crise sur les femmes, en prenant en compte leur diversité, et d’étudier les conséquences des mesures envisagées d’autre part.

*Crise et post-crise ne sont pas dissociables : les politiques conduites pendant la crise dessinent aussi l’après-crise.

*Il est nécessaire d’intégrer pleinement les femmes et les associations de terrain à la co-construction des décisions, afin que les réponses à la crise prennent en compte leurs besoins et leurs expériences spécifiques.

*Il faut impérativement sécuriser (c’est-à-dire ne pas les détourner vers d’autres enjeux), voire augmenter, les engagements pris avant la crise et des financements alloués à la mise en oeuvre des objectifs de diplomatie féministe et aux mouvements féministes.

Principales conséquences de ces principes en termes d’action

*Porter la diplomatie féministe dans le cadre de l’Union européenne et dans le cadre multilatéral

Le traitement de la crise sanitaire – avec ses fermetures de frontières et ses mesures de confinement/déconfinement – s’est opéré dans un premier temps, et tend à s’opérer encore majoritairement, dans un cadre national, ce qui semble paradoxal. Pour combattre cette pandémie mondiale, une réponse internationale coordonnée et fondée sur la coopération est en effet nécessaire. Le rôle des institutions multilatérales est donc ici crucial.

En ce qui concerne les droits des femmes, le cadre national n’a d’ailleurs pas été dans le passé le cadre le plus propice à leur énoncé et leur mise en oeuvre. Il convient de rappeler que l’émancipation des femmes relève essentiellement des actions militantes menées par les mouvements féministes au fil de décennies, mais aussi des relais que ces mouvements ont pu rencontrer au sein de structures et d’institutions multilatérales, bien avant de recueillir une écoute plus ou moins favorable dans chaque pays. Ainsi, l’Union européenne et l’ONU ont été souvent en avance sur les Etats pour l’affirmation des droits des femmes, incitant ceux-ci à mettre en oeuvre des politiques d’égalité femmes-hommes qu’ils n’auraient pas conduites sans cette impulsion.

Dans le moment présent, il est aisé de constater que des forces conservatrices, déjà à l’oeuvre avant l’épidémie, trouvent dans le repli national une occasion de se manifester encore davantage et d’avoir un écho au niveau gouvernemental. Citons certains Etats des Etats-Unis ou certains Etats de l’Union européenne, par exemple la Pologne ou la Hongrie, qui tentent de restreindre les droits des femmes, en particulier le droit à l’avortement, ou qui visent même à le supprimer complètement. Ces exemples montrent que l’approche diplomatique pour ces droits ne relève pas des seuls rapports Nord/Sud, mais tout autant des rapports Nord/Nord.

Il importe donc que la France continue à défendre dans les structures et instances multilatérales – ONU, et ses agences, programmes et fonds (OMS, FMI, UNICEF, FNUAP…), mais aussi G7, G20 – et au sein de l’Union européenne, les droits et la liberté des femmes – et en particulier les droits sexuels et reproductifs, et à promouvoir dans les réponses humanitaires, économiques, sociales, sanitaires, l’adoption d’une perspective de genre et la pleine intégration des femmes aux processus de décision. Et ce non pas après la crise, mais dès maintenant car crise et post-crise sont étroitement liées et ce qui s’installe – ou ne s’installe pas – dans l’urgence risque de se perpétuer après.

Sous cet angle, le HCE affirme qu’il n’est pas possible de dissocier, ou à tout le moins de temporairement décaler, lutte contre la pandémie qui serait prioritaire et lutte pour la démocratie, dont les droits des femmes sont une composante essentielle.

Dans le cadre du G7, le HCE appelle notamment au respect des engagements pris lors du Sommet de Biarritz en 2019 et à veiller au maintien des actions planifiées dans ce cadre (Soutien au Fonds Mukwege, Fonds Afawa, initiative « Priorité à l’Egalité »), afin que les redéploiements financiers n’affectent pas la priorité donnée par la France à l’égalité femmes-hommes et à la mise en oeuvre d’une diplomatie féministe.

Dans le cadre de l’Union européenne, le HCE appelle à ce que les réponses à la crise et les plans de relance proposés s’inscrivent en cohérence avec la récente Stratégie en faveur de l’égalité femmes-hommes en Europe (2020-2025) adoptée en mars 2020, en s’appuyant notamment sur une analyse sexuée et une approche intégrée de l’égalité, et en développant la mise en place d’une budgétisation sensible au genre. A moyen terme, le prochain cadre financier pluriannuel de l’UE (2021-2027) devrait intégrer en conséquence le soutien aux projets liés à l’égalité entre les femmes et les hommes, ainsi qu’un soutien à l’économie du « care » (éducation, santé, soins aux personnes dépendantes…).

Le HCE appelle également à ce que le droit à l’interruption volontaire de grossesse soit considéré comme un droit fondamental de l’Union européenne et inscrit à ce titre dans la Charte européenne des droits fondamentaux. Cette revendication, bien qu’ancienne, relève désormais de l’urgence, tant la pandémie apparaît instrumentalisée par certaines forces politiques de manière régressive.

* Dans le cadre bilatéral : Intégrer le genre dans les réponses au Covid-19 prises dans le domaine de l’Aide publique au développement et préserver les engagements

Dans le cadre de l’affirmation d’une diplomatie féministe, la France, par l’intermédiaire de l’Agence Française de Développement (AFD), s’est engagée à renforcer la prise en compte de l’égalité entre les femmes et les hommes dans son aide publique au développement (APD), en affectant 50% de son APD à des projets marqués genre d’ici 2022, dont 700 millions d’euros pour des projets dont l’objectif principal est l’amélioration de l’égalité femmes-hommes.

La France doit maintenir le cap de cet engagement, y compris dans les réponses de soutien à la crise. Le 9 avril, la France, via l’AFD, a lancé l’initiative « Covid-19 – Santé en commun », afin de soutenir les 19 pays prioritaires de l’aide publique au développement française. Cette initiative prévoit l’allocation de 1,2 milliard d’euros (150 millions d’euros seront alloués sous forme de dons et près de 90% de cette enveloppe fera l’objet de prêts), destinés notamment à contribuer aux plans nationaux de réponse à la pandémie Covid-19 et à renforcer les réseaux régionaux de surveillance épidémiologique et les systèmes de santé.

Le HCE appelle la France, et notamment l’AFD, à prendre en compte et à intégrer, au coeur de cette Initiative et de l’ensemble des réponses de solidarité internationale, les enjeux d’égalité femmes-hommes et les droits des femmes, conformément aux engagements pris dans le cadre de la Stratégie internationale de la France en matière d’égalité femmes-hommes (2018-2022) et en application des principes de la politique extérieure féministe, ainsi qu’à sanctuariser les financements prévus pour ces programmes. Une attention particulière devrait être portée aux droits sexuels et reproductifs.

Le HCE appelle également à préserver l’engagement fort de la France de créer un Fonds à destination des mouvements féministes (120 millions d’euros par an – Fonds placé auprès de l’AFD). Le financement de réseaux de femmes et de mouvements féministes est crucial, en particulier en temps de crise, afin de soutenir la permanence de leurs actions et de garantir leur inclusion dans les processus de consultation et de décision.

*Dans le cadre d’une action en faveur des défenseuses des droits des femmes : créer une structure internationale pour soutenir les femmes emprisonnées ou menacées de prison parce que luttant pour les droits des femmes

La pandémie n’a pas sorti de prison celles qui étaient enfermées pour avoir lutté en faveur des droits des femmes. Ainsi Nasrin Sotoudeh – mais elle n’est pas la seule – emprisonnée à Téhéran depuis mars 2019 pour avoir pris la défense d’Iraniennes se dévoilant en public. Ainsi des Saoudiennes, des féministes brésiliennes menacées, d’autres encore.

Une diplomatie féministe se doit de promouvoir la création d’une structure internationale dédiée à la lutte pour la libération des femmes emprisonnées pour féminisme.

*Faire du Forum Génération Egalité un moment clé de conviction et d’action diplomatique en faveur de l’égalité et de la liberté des femmes

L’année 2020 devait être celle du 25ème anniversaire du Programme d’action élaboré lors de la quatrième conférence mondiale sur les femmes (Pékin en 1995), et des 20 ans de la résolution 1325 (« Femme paix et sécurité »), avec l’organisation du Forum Génération Egalité en deux moments principaux (Mexico en mai et Paris en juillet). Ce Forum a été reporté au premier semestre 2021.

Le HCE rappelle la nécessité de faire du Forum Génération Egalité un moment clé de mobilisation politique pour faire progresser l’égalité femmes-hommes et les droits des femmes, en impliquant pleinement les mouvements et associations féministes dès sa conception, et en incitant les Etats à adopter des mesures progressives au travers des coalitions d’action. Ce forum sera l’occasion d’un premier bilan des réponses apportées à la crise de la pandémie Covid-19.

Parmi tous les enjeux que doit traiter le Forum Génération Egalité, le HCE souligne l’absolue nécessité d’inscrire également à l’agenda les sujets suivants :

Appui à la mise en oeuvre de l’agenda « Femmes, Paix et Sécurité », en ce 20ème anniversaire de la résolution 1325, et alors que ses enseignements sont en totale résonance avec la crise de Covid-19.

Participation des femmes à la prise de décision et à la co-construction des politiques publiques, et soutien aux associations de terrain qu’elles se revendiquent ou pas féministes, dès lors qu’elles travaillent à l’égalité, la liberté et l’émancipation des femmes.

Affirmation des droits sexuels et reproductifs : la France sera particulièrement attendue, ayant décidé de porter la coalition d’actions dédiée à cette thématique.

Soutien aux femmes travaillant dans l’économie informelle où dans de nombreux pays les femmes sont majoritaires. Or cette économie est largement mise à mal par les mesures de déconfinement et le sera aussi dans l’immédiat post-crise.

Retour à l’école pour toutes : On sait que pour les filles une interruption provisoire de la scolarité devient hélas trop souvent définitive, entrainant repli sur les tâches domestiques, mariage et grossesse précoces. L’éducation de toutes les filles, non seulement primaire mais aussi secondaire (et il faudrait dire surtout secondaire car c’est elle qui fait la différence et qui permet l’émancipation comme l’ont parfaitement compris les forces politiques et religieuses qui s’y opposent) doit donc être un objectif prioritaire.

Le HCE tient à souligner fortement que la manière dont la France aura porté sa politique en faveur de l’égalité femmes-hommes dans ce contexte de crise et de post-crise, constituera la preuve d’un véritable engagement pour une diplomatie féministe.