Quel a été le rôle essentiel de la société civile dans le processus d’adoption de la directive européenne sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique ? Comment se négocie une telle directive entre les différentes institutions européennes ? Quelles sont les prochaines étapes ?
« L’Europe influence les politiques économiques et sociales, mais l’Europe influence aussi les droits des femmes et des filles », selon Céline Thiebault-Martinez, Présidente de la CLEF et modératrice de cette conférence. Ce Mardi de la CLEF s’est en effet penché sur le processus qui conduit à la construction de la norme au niveau européen, et dans notre cas, de la directive contre les violences faites aux femmes. Un processus auquel prennent part certes la Commission, le Parlement et le Conseil de l’Union européenne, mais aussi de nombreuses organisations de la société civile, qui tentent d’influencer le contenu de la directive grâce à leurs actions de plaidoyer. Les deux intervenantes, Alyssa Ahrabare (de la CLEF et du Réseau européen des femmes migrantes) et Héma Sibi (de CAP International), toutes deux chargées de plaidoyer pour leurs organisations respectives, ont expliqué les modalités des négociations/processus autour de cette directive. Quel est donc le rôle de la société civile dans les négociations de la directive européenne contre les violences faites aux femmes ?
Alyssa Ahrabare a souligné l’importance fondamentale de cette directive, si elle est adoptée. En effet, le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) mentionne peu les droits des femmes. Seuls quelques sujets sont énoncés, à l’instar de l’égalité salariale ou de la traite d’êtres humains. Il est cependant important de rappeler que l’Union européenne ne peut légiférer sur tous les sujets. Il existe quatre types différents de compétences de l’UE : la compétence exclusive (l’UE légifère seule dans ce domaine), la compétence partagée (entre l’UE et les Etats membres), les compétences de coordination (l’UE soutient l’action des Etats) et les compétences spéciales (concernant les sujets de l’UE en tant qu’entité). L’UE peut ensuite légiférer dans les domaines où elle est compétente, et créer différents types de législation (décisions, directives, règlements…) La directive contre les violences faites aux femmes est importante notamment par sa forme législative : une directive doit en effet être transposée dans le droit national de tous les Etats membres.
La première version de la directive a été proposée par la Commission le 8 mars 2022, qui l’a transmise au Parlement et au Conseil de l’UE. Les deux organes retravaillent le texte en y ajoutant des amendements de compromis, pour trouver un consensus parmi leurs membres. C’est à ce moment que commence le processus de plaidoyer des organisations de la société civile. Le plaidoyer se fait davantage au niveau du Parlement européen, plus accessible et moins opaque que le Conseil. Il faut identifier les comités (le comité FEMM sur les droits des femmes par exemple) et les rapporteur·rices qui travaillent sur le texte et proposent les amendements, afin de les rencontrer et de les sensibiliser sur des enjeux spécifiques. Cette étape dans le long processus législatif s’est terminée le 13 juillet 2023, lorsque le Parlement a adopté en plénière sa version de la directive. Il y a donc maintenant trois textes différents : celui de la Commission, celui du Parlement et celui du Conseil.
« La directive est une législation fondamentale car elle va harmoniser toutes les législations des Etats Membres (…) C’est la première fois que l’Union Européenne se penche sur l’harmonisation des législations sur les violences sexistes et sexuelles et qu’elle cherche à se doter d’une politique pénale sur les violences faites aux femmes. »
–Héma Sibi (CAP International)
Héma Sibi a expliqué les actions de plaidoyer menées par son organisation, CAP International, sur les thèmes de l’exploitation sexuelle et de la prostitution. Leur plaidoyer se basait sur le fait que l’exploitation sexuelle est une base légale de la directive, puisque l’UE a les compétences pour légiférer sur ce sujet. La base juridique de l’exploitation sexuelle a donc permis de faire du plaidoyer pour intégrer des éléments s’y rapportant, à l’instar de la pénalisation du proxénétisme. Les membres de l’organisation se sont mobilisés, aux côtés d’autres associations, au niveau parlementaire afin de sensibiliser les eurodéputé·es sur l’enjeu du proxénétisme. La pénalisation du proxénétisme n’a finalement pas été intégrée à la version finale du texte, mais était incluse dans sa première version. En revanche, le travail de plaidoyer mené par CAP International sur un enjeu plus sémantique a porté ses fruits : le terme « travailleur·ses du sexe » a été remplacé dans la directive par celui de « personnes en situation de prostitution ».
Autre victoire de la mobilisation de la société civile : le Parlement a maintenu, dans sa version du texte, la criminalisation du viol (article 5), qui serait donc élevé au rang d’eurocrime. La version du Parlement est cependant toujours plus ambitieuse que les autres, puisque cet organe représente les citoyens, comme le souligne Héma Sibi. Le viol a en effet été supprimé de la version du Conseil de l’UE, qui représente les Etats membres, malgré le soutien de plusieurs pays comme la Grèce et le Luxembourg (mais pas de la France). Cela peut s’expliquer par la définition du viol (basée sur le consentement, ce qui n’est pas le cas dans plusieurs pays) ou la crainte de laisser l’UE légiférer dans ce domaine en élargissant le nombre d’eurocrimes. Quoiqu’il en soit, il reste encore du temps pour plaider l’introduction de la criminalisation du viol auprès des gouvernements des Etats membres.
Nous entrons désormais dans la phase des trilogues, c’est-à-dire des négociations entre le Parlement, la Commission et le Conseil. Les trois organes ont un maximum de trois cycles de négociations pour trouver un accord sur le texte et adopter la directive, idéalement avant les élections européennes de 2024. Il reste donc à la société civile plusieurs mois pour se mobiliser à nouveau et demander une directive forte, qui protège toutes les femmes et les filles d’Europe. Vous êtes tous·tes encouragé·es à participer et vous mobiliser auprès de votre gouvernement, qu’il est important de responsabiliser, pour qu’il affirme sa diplomatie féministe ! Des plateformes, comme Brussels Call, démocratisent le plaidoyer et montrent comment s’investir.