Tribune libre – Brigitte Evano

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Tribune libre – Brigitte Evano

« (La Boétie + Tocqueville + Foucault) (France Gall) = RÉSISTE ! »

La concaténation linéaire et hiérarchique que La Boétie met en évidence explique pourquoi chacun obéit à son supérieur de peur ne n’être pas obéi, à son tour, de son subordonné. Et ça marche, en cascade du roi au moindre laboureur ou, soyons plus précis : ça marche du roi à la femme du moindre laboureur et à ses enfants. Et voilà pourquoi nous avons vite pris le pli d’obéir alors qu’il suffit (?) à un maillon de dire « stop, niet, I would prefer not to » pour que cette chaîne du commandement se désagrège. 

Le clairvoyant Tocqueville envisage que, l’ordre ancien (i.e pour lui l’Ancien Régime et ses valeurs fondées sur l’honneur qui imposait des devoirs envers les autres) étant aboli et remplacé par un régime démocratique dont la valeur fondamentale est l’égalité, un nouveau mode de relations entre ceux que l’on nomme dès lors des citoyens se met en place. Plus de roi, plus de prince, rien que des individus identiques et au même niveau. Alors quand tout va mal, vers qui vers se tourner, qui appeler ? Cette place tutélaire laissée vacante par la chute de la royauté l’État va l’occuper. Pas nécessairement sur un mode dictatorial ou totalitaire mais le plus souvent sur un mode soft que Tocqueville désigne comme « le despotisme doux de l’État ». 

Michel Foucault démontre qu’à partir du 17e siècle se met en place un biopouvoir dont la puissance n’a fait que croître. Et ce biopouvoir, finalement, nous l’acceptons parce que nous avons conscience que sans le pouvoir de la médecine la mort a le champ libre. 

Alors si on associe La Boétie, Tocqueville et Foucault nous avons un triumvirat sur lequel certain.e.s vont se fonder (à la suite d’une mauvaise lecture) pour… empêcher les plus de 65 ans de sortir et de jouir du droit fondamental d’aller et venir, quand l’heure du déconfinement aura sonné.

Qu’entendront-elles alors (car, vous le savez bien les Vieux sont le plus souvent des Vieilles) ?

« Maman, pour ton bien, je ne veux pas que tu sortes » ;

« Maman, je ne veux pas que tu ailles… ,  disons, chez Brigitte » ;

« Maman, il ne faut pas que tes petits-enfants viennent te voir » ;

« Maman, tu vois bien que je t’apporte tout ce dont tu as besoin, ce n’est donc pas la peine que tu sortes ».

Par ces temps inédits que nous vivons il y a fort à parier que d’un bout à l’autre de la chaine familiale de telles phrases volent, des enfants vers les parents, et j’insiste, surtout vers les mères. Âge des enfants ? 45 et beaucoup plus. Âge de la mère ? 65 et beaucoup plus. N’y aurait-il pas là, quand même, quelque chose qui ressemblerait un chouia à de l’abus de pouvoir ? Certes, je ne vais pas brandir ici les grands mots « pouvoir arbitraire » ou « totalitarisme » ni même glisser vers « la banalité du mal ». Non sûrement pas. 

Toutefois, à y regarder de plus près, ces phrases marquées du sceau de la soft attitude, sont-elles totalement exemptes de soubassements inavouables ? Comme par exemple, et en vrac, prendre une revanche sur son enfance obéissante, être celui ou celle qui détient l’organisation et l’orchestration de la vie de sa mère, satisfaire un besoin pervers et jaloux d’avoir sa mère pour soi tout seul et surtout apparaître comme le seul ou la seule qui s’en occupe ? Tout cela fait et dit, bien sûr, sur le mol oreiller de la bienveillance.

Qu’y a-t-il dans ce « mais », si ce n’est une mise sous tutelle de la volonté d’autrui, car après tout une mère est un autrui comme un autre. Il est (relativement) facile de haïr le tyran, de se révolter contre lui. Mais se révolter contre celle ou celui qui est pétri d’amour et de bonne volonté est une autre affaire.

Pourtant il va nous falloir, à nous femmes de plus de 65 ans et autonomes depuis 5,6,7 ou 8 décennies, du courage et même de la fortitude pour récupérer notre autonomie. Notre liberté d’aller et venir. Quels qu’en soient les risques. Car c’est bien là que niche le fin mot de l’histoire. Les risquent toujours les risques. 

Il va nous falloir chanter sur tous les tons, avec France Gall (la voilà enfin) : Résiste.

Et, s’il me plaît à moi, de prendre des risques. Risques mesurés d’ailleurs.  Risques que je prendrai, ou pas, dans les limites de ma simple raison en faisant l’usage de mon entendement selon les termes kantiens.

Envoyons nos enfants, ou assimilés, à la lecture de Kant (si si je vous assure) qui démontre, dans Les fondements de la métaphysique des mœurs (on peut en espérer un pouvoir sidérant), qu’il n’est pas moral (pour actualiser le propos on peut remplacer, sans dommage pour la démonstration, moral par éthique) de vouloir faire le bonheur d’autrui contre sa volonté. Demandons-leur si, à leur avis, Michèle Perrot, Roselyne Bachelot, ou, pour ne pas être sectaire, Edgar Morin obéiraient à leurs enfants (ou assimilés) s’il leur venait à l’idée de leur dire « ne sortez pas, rester à la maison, enfoncez-vous, pour votre bien, non pas cette fois dans le mol oreiller de la bienveillance, mais dans le mol oreiller de la mort à venir par tutelle avant l’heure ». 

En conclusion, écoutons France Gall, relisons La Boétie, Tocqueville et Foucault et « faisons ce que voudrons ».

Je précise que ça marche aussi avec un autre trio : Nietzsche-Sartre-Misrahi en écoutant les trompettes d’Aïda. Ou alors encore avec Beauvoir-Meir-Chanel sur la musique de Lady Gaga. Les possibilités sont variées. 

Un mot encore : tant que je ne suis pas morte et que j’ai encore suffisamment de neurones en état de marche je marcherai sans tutelle, sans lisières disait Kant. Je traverserai la rue toute seule, j’irai acheter du pain, je prendrai ma voiture et j’irai voir la mer quand cela me chantera ! Et que la loi autorise tout citoyen à le faire .  Et même quand je ne pourrai plus marcher, conduire ou nager je mangerai, de mon propre chef, du chocolat et je m’enverrai un petit coup de fort derrière la cravate !

 

 – Brigitte Evano, Philosophe et écrivaine, Vice présidente de l’association Femmes du Monde et Réciproquement

 

 

Ces tribunes libres n’engagent que la responsabilité de leur.s autrice.s.


1.Discours de la servitude volontaire, 1547
2. De la démocratie en Amérique, 1835 et 1840
3. passim mais si on n’a pas le temps de tout lire (sic) voir seulement (re-sic) Les mots et les choses, 1966 ; L’archéologie du savoir, 1969 ; Le souci de soi, 1984 (ce volume constitue le tome 3 de L’histoire de la sexualité).
4. Les plus de … 70 ans se souviennent peut-être de ces petits harnais confectionnés avec les bords des pièces de tissus, que l’on assujettissait aux épaules d’un enfant pour ne pas le perdre ou, plutôt, pour le limiter dans ses déplacements.
5.  Le désobéissance frontale à la loi pose d’autres problèmes que ceux que j’évoque ici.